Le radiogramme de la victoire
Nous sommes en mars 1918. Les armées des deux belligérants sont épuisées par une guerre de position qui dure depuis plus de 3 ans. Chacun sent que la guerre de mouvement va reprendre. Elle doit reprendre. Surtout, l'Allemagne y a un grand intérêt. Elle vient de signer l'armistice avec la Russie et n'a plus à se préoccuper du front est. Et elle doit rendre sa victoire irréversible avant l'arrivée des renforts des États-Unis sur le sol français.
Pour cette nouvelle offensive, l'armée allemande a décidé de retenir les leçons de ses errements de 1914, quand ses transmissions radio avaient été catastrophiques : radiogrammes transmis avec retard, souvent en partie et totalement indéchiffrables, demandant la réémission du message, parfois en clair. Tout cela constituait une aubaine pour le service du chiffre français, qui perça successivement tous les chiffres allemands (Ubchi, ABC, KRU,…).
Cette fois donc, l'armée allemande consacre du temps à choisir son algorithme de chiffrement. C'est le système proposé par le colonel Fritz Nebel qui est retenu. Il comporte les deux éléments essentiels des algorithmes de chiffrement, substitution et transposition. Chaque lettre est d'abord remplacée par un couple de lettres parmi A,D,F,G,X. Par exemple, on peut choisir de remplacer E par DF. Chaque jour, la substitution opérée change en fonction d'une clé. Le message alors obtenu est ensuite mélangé en utilisant une nouvelle clé (dite de transposition). On a alors un procédé extrêmement sûr (il utilise la méthode du surchiffrement), et aussi extrêmement pratique pour les messages radio. On envoie en effet un message en n'utilisant que 5 lettres distinctes. Et les 5 lettres, A,D,F,G,X sont des lettres qui ont un code morse très différents : impossible de confondre l'une avec l'autre! Ce chiffre est baptisé ADFGX par les français, alors que son nom côté allemand est GEDEFU 18 (GEheimschrift DEr FUnker 18, chiffre des télégraphistes 18).
Les premiers messages chiffrés à l'aide du chiffre ADFGX sont transmis par l'armée allemande en ce début de mois de mars 1918. Interceptés par les français, ils parviennent sur les bureaux du service du chiffre français, où l'on est affolé par cette nouvelle méthode. Elle ne ressemble en rien aux précédentes, et le trafic en ce mois de mars est trop faible pour comprendre comment elle fonctionne. Les choses s'accélèrent à la fin du mois. Les allemands lancent une offensive en Picardie le 21 mars, dans le but de séparer les armées françaises et anglaises. Le nombre de radiogrammes chiffrés augmente subitement, mais l'ADFGX reste un mystère pour le service du chiffre français.
Mais ce service possède un des génies de la cryptologie : le capitaine Georges Painvin, polytechnicien et paléontologue de son état. Initialement mobilisé comme officier d'ordonnance, il avait très vite fait des avancées importantes sur les premiers systèmes cryptographiques allemands et, presque contre son gré, il avait intégré le "cabinet noir" du chiffre français. Depuis, il était devenu le meilleur des cryptologues de cette Première Guerre Mondiale, faisant tomber tour à tour chacun des chiffres ennemis. Malgré le pessimisme du général Cartier, qui dirigeait la section du chiffre et lui dit un jour "Mon pauvre Painvin, je crois que cette fois, vous ne vous en sortirez pas", l'ADFGX ne devait pas échapper à son génie.
Painvin décide de se concentrer sur les messages envoyés le 1er avril; ils comprennent en effet deux messages de même longueur et qui se ressemblent beaucoup. Le 5 avril, il a compris la méthode et trouvé les clés de chiffrement des messages du 1er avril. C'est un véritable exploit quand on sait que la première clé comporte 25 caractères et la seconde une vingtaine. Et malheureusement, ces clés changent chaque jour et tout le travail est à refaire. Enfin, presque tout le travail car la méthode est désormais comprise.
Peu à peu, le service du chiffre français perfectionne ses méthodes, et il ne lui faut plus que de quelques heures à quelques jours pour déchiffrer les messages allemands. Pendant ce temps, l'offensive des allemands continue. Ils franchissent la Marne à Chateau-Thierry, et Paris est désormais à portée d'obus. Fin mai, après une nouvelle offensive sur l'Aisne, l'avance allemande menace directement Paris. Plusieurs axes paraissent possibles pour une ultime offensive, et il est vital pour les français de choisir le bon afin de placer les rares divisions de réserve disponibles. Mais les télégrammes envoyés le 1er juin révèlent à Painvin et au service du chiffre une terrible surprise. Ils ne sont plus codés à l'aide des 5 lettres A,D,F,G,X, mais désormais à l'aide de six lettres, A,D,F,G,V et X! Tout est à refaire!
Immédiatement, Painvin a la bonne idée : avec 5 lettres, on peut former 25 bigrammes et coder donc 25 symboles, soit toutes les lettres de l'alphabet sauf une. Avec 6 lettres, on peut former 36 bigrammes, et coder les 26 lettres de l'alphabet…et les 10 chiffres! C'est effectivement la différence entre les systèmes ADFGX et ADFGVX. Après deux jours et une nuit de travail sans relâche, il parvient le 2 juin à déterminer les clés utilisées la veille. Les messages sont déchiffrés et l'un d'entre eux révèle une information vitale :
Ce télégramme provient du Haut Commandement allemand et est envoyé à une grande unité dans la région de Remaugis, probablement à Tilloloy. La future attaque allemande avait donc pour objectif Compiègne, lui ouvrant ainsi la voie directe de Paris. Elle a lieu le 9 juin. Mais elle est repoussée par une contre-offensive du général Mangin, préparée en partie grâce à l'information obtenue par Painvin.
Pour des questions de sécurité, l'histoire de ce déchiffrement fut gardé secrète pendant 50 ans. Painvin, qui fit ensuite une grande carrière dans l'industrie, ne la révéla pas avant 1968. Une vitrine du musée de l'armée, à l'Hôtel des Invalides de Paris, retrace l'histoire de ce déchiffrement. On peut y lire le texte suivant :